C’était toujours le même cheval d’ébène aux yeux rougeoyants, toujours le même cavalier ténébreux depuis 783 ans. Jour pour jour. Avant d’entrer dans la ville, Zechs ferma les yeux et repensa à cette nuit-là. Après avoir bu le sang de sa première victime, il s’était réfugié car l’aube pointait à l’horizon. Même s’il ne savait pas s’il devait vraiment écouter les conseils d’Elie, il avait préféré ne pas tenter l’expérience. Pendant tout le jour, il dormit dans une auberge de Trockenstadt. Puis quand la nuit fut revenu, il descendit de sa chambre et se renseigna dans la salle à manger sur ce qui était arrivé à sa sœur aînée : elle était morte en donnant naissance à l’enfant. Alors Zechs sut qui était sa prochaine victime : c’était le médecin qui avait refusé de lui venir en aide. Et le suivant, c’était celui qui avait insulté sa sœur.
Alors que le vent caressait doucement le visage de Zechs et secouait ses cheveux noirs, il sourit dans la nuit. À cette époque, il était encore jeune et emporté… l’était-il aujourd’hui ?
Zechs ouvrit les yeux et donna de légers coups de talon sur les flancs de sa monture. La créature immortelle avança au pas et ils entrèrent tous deux dans l’immense capitale des Schwefelsländer. Comme elle avait changé en huit siècle ! Elle s’était étalée en largeur, en profondeur, puis en hauteur. Elle était devenue gigantesque ! Tout là-haut, là où les dirigeables transportaient les plus riches habitants de la cité, le soleil faisait encore briller les immeubles étincelants de propreté. Et tout en bas, quand on regardait à travers les fragiles escaliers, derrière les policiers de factions qui gardaient l’entrée de la ville souterraine, la nuit était d’un noir d’encre, dissimulant on ne savait quels meurtriers sauvages…
Mais tout cela n’intéressait pas Zechs, pour l’instant. Il avait rendez-vous dans une auberge du Niveau 0. Le vampire glissa sa main gantée à l’intérieur de sa veste et en sortit une lettre. L’auberge s’appelait Chez Paul. Ce nom si simple fit sourire Zechs.
Il descendit de son cheval et le prit par la bride. Il s’approcha d’un passant et lui demanda l’adresse exacte et la localisation de l’auberge Chez Paul. Le passant lui indiqua aimablement une direction tout en lui donnant un numéro et un nom de rue.
Zechs se repéra rapidement. L’auberge ne se trouvait guère loin des portes de la ville et était de toute évidence postée là pour les voyageurs, comme lui. Il y avait même une modeste écurie, mais une écurie quand même. Zechs confia son cheval à un jeune garçon aux cheveux couleur carotte et se dirigea vers l’entrer de l’auberge. En poussant doucement la porte, il enleva son haut-de-forme qui contrastait étrangement avec sa chemise trop débraillé et l’absence de cravate. Tous les regards se tournèrent vers lui. Il était sans doute le plus élégant de tous les clients, malgré l’originalité de sa mise. Si on ne comptait pas cette dame qui soupait seule à cette table au fond de la salle, le visage dissimulé dans un large châle.
Immédiatement, Zechs reconnut en elle l’auteur de la lettre qu’il avait reçu. Comment ? Sa façon de bouger les mains, sa façon de s’habiller, sa façon de regarder tout autour d’elle avec nervosité, sa façon de se mettre toute seule à une table isolée…
Zechs se dirigea d’un pas assuré vers elle et alla s’asseoir à la table de la dame en robe noire.
« Bonsoir, madame. Vous savez que l’on vous remarque comme le nez au milieu de la figure ? Mais prenez-le comme un compliment. »