En attendant les masses... [Libre]

Le jour pointerait bientôt sur les Schwefelsländer; il était encore très tôt - ou très tard - et c'est pourtant à cette heure que le travail de l'OGC prenait fin. Une silhouette rasa les murs de quelques rues avant de disparaître dans un de ces whisky-clubs ouverts 24/24h proposants en plus des alcools de qualité la courtoise compagnie de jeunes hommes et femmes. Même si l'établissement était moins luxueux et donc moins peuplé que ses pareils, il n'était en rien comparable à ceux que l'on dénichait au niveau 0.
Le nouvel arrivant confia son pardessus et son feutre à l'hôtesse d'accueil puis pris place le plus loin possible de l'entrée, dos à la pièce. Tour à tour, les derniers clients ivre-morts quittaient les lieux, le port guindé au possible. Cette singularité ne se trouvait qu'ici, seuls ces êtres parvenaient à conserver une espèce de dignité avec autant de gin dans le sang, sans doute était-ce le fruit d'une longue et fastidieuse éducation bourgeoise.

Corseté dans un trois-pièces-veston, Alban souffla enfin. Le danger semblait être écarté, même s'il ne serait tout à fait tranquille que chez lui, plus d'un kilomètre et demi plus bas.
Cette fois-ci, il s'attaquait à un gros morceau, et cela demandait préparation. Enfin, "gros", gros lorsque l'on fait cavalier seul, oui. Déjà quatre nuits avaient été consacrées à l'organisation de cette dangereuse entreprise. Et celle-ci, la cinquième, marquait la fin des préliminaires. Heureusement car ce n'est pas quelque chose qu'il ferait tous les jours. En effet, s'introduire dans le bureau central de l'urbanisme n'avait pas été une mince affaire, y trouver un plan précis parmis des milliers non plus. Mais l'essentiel était là, il s'agissait à présent d'attendre onze heures pour descendre, là où le trafic est le plus dense et où les contrôles sont simples à éviter.

Un serveur s'approcha et pris sa commande : un armagnac, un haut-armagnac. Il lui avait lancé le premier nom lui venant à l'esprit... Et aurait mieux fait de prendre quelques secondes histoire de réfléchir. Déjà parce qu'il n'en raffolait pas et ensuite parce que cet alcool était des plus forts. L'homme en uniforme le lui appporta sur un plateau. Alban cru déceler dans l'expression du type une sorte d'interrogation. Il est vrai, après tout, que ferait un mineur dans un pareil endroit, et à cette heure ? Bah... Rien ne prouvait non plus qu'il n'avait pas vingt-et-un an si ce n'est plus. Et de toute manière, demander les papiers d'un client ne se faisait pas, certainement pas dans le quartier haut.

Le brun ôta finalement ses gants et jeta un coup d'oeil à sa montre gousset; il allait lui falloir patienter quelques heures.
Peu à peu, le liquide ambré prenait la température ambiante, sans que Alban ne se décide à y toucher.

Une nuit touchait à sa fin. Une nuit à la Elie Moon touchait à sa fin. Qu’était une nuit à la Elie Moon ? Indéfinissable… C’était bien la caractéristique majeure d’une nuit à la Elie Moon. Bien sûr, il y avait des éléments récurrents, mais Elie aimait changer, il aimait la nouveauté et l’imprévu. Cette nuit-là avait commencé à la Wachzustand. Le petit Rafe avait passé sa soirée à sonder Elie Moon afin de trouver quel genre de cadeau pouvait lui faire plaisir pour son anniversaire, comme chaque année. Elie Moon se demandait pourquoi le petit bonhomme s’en faisait tellement, c’était toujours lui qui lui offrait les cadeaux les plus somptueux, les plus exotiques. C’était toujours quelque chose d’unique, d’introuvable… Et c’était tout ce que demandait le Doyen.
Mais ce qui avait été toute une soirée pour Rafe n’était que le début d’une nuit à la Elie Moon. Un début pas très palpitant certes. Mais Elie Moon avait vite réparé ça. Avec une jolie petite demoiselle prénommée Hélène. La charmante créature avait accepté de faire un don de son sang non négligeable en échange d’un aperçu encore moins négligeable des talents forts particuliers du vampire. Nous vous passerons les détails…
Après le départ de la jeune fille, Elie Moon était parti en promenade dans Hochstadt avec Gaëtan. Il avait notamment visité un joli petit cimetière, en passant par le mur (c’est toujours plus drôle de passer par le mur). Il avait éliminé une goule un peu collante et avait eu une conversation passionnante sur les boutons de manchette avec un charmant spectre.

Et la nuit touchait à sa fin. Elie, avant de prendre du repos, décida de se mêler aux noctambules nantis. De drôle de personnages bourrés au whisky… Être bourré à la bière, c’est tellement différent d’être bourré au whisky. Bref, Elie Moon avait envie de causer avec les bourrés au whisky. Et c’était dans le Quartier Haut de Hochstadt qu’on les trouvait. Ce fut donc dans le Quartier Haut de Hochstadt qu’on put trouver Elie Moon et Gaëtan. Ils erraient tous deux dans les rues impeccables à la recherche d’un whisky-club intéressant, c’est-à-dire pas encore désert.

Elie finit par pénétrer dans l’un d’eux, Gaëtan le suivant comme son ombre. Il avait cette nuit-là un costume. Oui messieurs dame ! Elie Moon portait un pantalon ! Évidemment, le costume était d’un luxe hors du commun… Comme toujours, Elie Moon ne passait pas inaperçu avec sa queue-de-pie, son haut-de-forme et surtout ses cheveux rouges relevés sous son chapeau, dont quelques mèches dégoulinaient sur ses épaules et dans son dos.
Le sourire aux lèvres, le Doyen pénétra dans le bar en tortillant une mèche de ses cheveux. Il alla s’asseoir en compagnie de Gaëtan au bar en cherchant des yeux un type intéressant à ennuyer. Il dit au barman qu’il ne voulait absolument rien du tout, la mine radieuse ce qui eut le don de rendre celui-ci d’une humeur exécrable.

Le temps s'écoulait, lentement, mais s'écoulait tout de même et le contraire eut été surprenant. Bref, il s'écoulait trop lentement pour Alban qui, afin de tromper son ennui, s'était mis à observer du coin de l'oeil les autochtones imbibés d'alcools millésimés. Par ici, un jeune bourgeois libertin tentait de rendre sa compagnie de location plus ivre qu'il ne l'était et par là, un aristocrate ruiné dilapidait ses dernières coupures... Ces visions le sidéraient. Ces gens de tout âge, réduits à l'état de ruines un peu plus chaque soir et passifs face à leur propre déclin faisaient naître chez l'OGC une colère qu'il peinait à contenir. Dire que le jeune hybride redoublait sans cesse d'effort pour ne pas connaître le même sort; quel spectacle plus accablant que la désillusion mondaine... Son agressivité eut tôt faire de s'effacer et laissa place à un malaise tout aussi palpable. Il songea à l'opération qui devait avoir cours une nuit prochaine et s'avachit presque devant son verre.

*Cela en vaut-il seulement la peine ?*

A présent, rien n'aurait pu démarquer ce garçon qui semblait porter toute la misère du monde sur ses frêles épaules des autres clients venus dans le but d'oublier leur existence, juste l'histoire de quelques heures. Il reposa sa tête dans une main et ses coudes sur la table.
La vie savait parfois se montrer ironique. Cela l'aurait fait ricaner s'il n'était pas né dans le mauvais camp. Hélas, tout le monde ne sortait pas gagnant de la grande lotterie de la vie et lui s'en était très tôt rendu compte.



Entrèrent une poignée de minutes plus tard deux clients. L'un était aussi grand que l'autre petit. Le second avait beau être gringalet, il n'en demeurait pas moins frappant avec ses atours luxueux et sa chevelure flambloyante.
Alban ne le quitta pas du regard. Il s'agissait bien d'un homme ou plutôt d'un garçon, oui, le costume ne laissait à priori aucun équivoque, cependant, des traits comme les siens portaient aisément à confusion. Et puis... Et puis il y avait autre chose que le métis ne parvenait pas cerner.
Brusquement, il cessa. Sans doute l'avait-il détaillé trop ouvertement car le géant qui l'accompagnait s'était à son tour mis à le fixer, inexpressif mais dissuasif de par sa taille.

Elie, en entendant l’interpellation discrète de Gaëtan, se retourna et suivit le regard de l’androïde. Il indiquait un jeune homme bien habillé mais sans prétention. Voilà qui aurait pu le faire passer inaperçu. De plus, a posteriori, il semblait sobre. Pas très amusant. Cependant, le jeune homme avait des traits surnaturellement parfaits, un peu comme un vampire ; mais il n’en était pas un. À son tour, Elie se mit à observer le garçon avec insistance. Sauf que lui, il ne se gênait pas le moins du monde. Eh oui ! Tout le monde n’avait pas la chance d’avoir un Gaëtan pour faire détourner les regards curieux.
Le Doyen se demander qui il était autant qu’il se demandait pourquoi Gaëtan avait voulu attirer son attention sur lui. Il y avait deux explications possible. La première ne tenait pas compte du fait qu’Elie connaissait mieux que personne l’androïde (et ce n’était pas encore satisfaisant à son goût) : Gaëtan aurait attiré son attention car il voyait en lui un intérêt pour son maître. La deuxième possibilité, la plus plausible, c’était qu’il voyait en la personne du jeune homme attablé à quelques mètres de là un danger potentiel.
Mais Elie restait sceptique. Quel mal avait-il donc fait pour inspirer ainsi la méfiance du garde du corps du vampire ? Bah, il n’y avait sans doute pas de quoi s’inquiéter… Gaëtan considérait comme dangereux tout individu qui effleurait l’idée de toucher un seul cheveu d’Elie Moon. Et, sans se vanter, Elie Moon savait pertinemment que quiconque le regardait ne pouvait que désirer toucher plus qu’un cheveu du vampire.

Elie ne put s’empêcher de lâcher un discret ricanement d’orgueil.

Puis il adressa un sourire radieux au jeune homme (en prenant bien soin de dissimuler ses canines) et sauta à bas de son tabouret sur ses courtes pattes. Il se dirigea d’un pas rapide vers la petite table et s’assit en face du garçon. Il croisa les jambes et sortit un éventail dentelé noir de sa veste pour s’éventer, on ne savait pour quelle raison (Elie Moon n’avait pas particulièrement chaud…).

« Bonjour ! J’espère que ma présence ne vous incommode pas trop… »

De toute façon, Elie était installé et il ne bougerait que lorsqu’il en aurait envie.
Le Doyen se demanda ce que pouvait bien penser Gaëtan qui avait sans doute voulu le prévenir d’un danger. Si le danger était réel… Tant mieux ! Elie Moon n’était que trop rarement en danger. C’était ennuyeux.